20000 lieues sous les mers


Journal de bord

06 novembre 1867 : Naufrage

 " La clarté électrique s’éteignit soudain, et deux énormes trombes d’eau s’abattirent sur le pont de la frégate, courant comme un torrent de l’avant à l’arrière, renversant les hommes, brisant les saisines des dromes.
Un choc effroyable se produisit, et, lancé par-dessus la lisse, sans avoir le temps de me retenir, je fus précipité à la mer. […] 
« À moi ! à moi ! » criai-je, en nageant vers l’Abraham-Lincoln d’un bras désespéré.
Mes vêtements m’embarrassaient. L’eau les collait à mon corps, ils paralysaient mes mouvements. Je coulais ! je suffoquais !...

« À moi ! »

Ce fut le dernier cri que je jetai. Ma bouche s’emplit d’eau. Je me débattis, entraîné dans l’abîme…
Soudain, mes habits furent saisis par une main vigoureuse, je me sentis violemment ramené à la surface de la mer, et j’entendis, oui, j’entendis ces paroles prononcées à mon oreille :
« Si monsieur veut avoir l’extrême obligeance de s’appuyer sur mon épaule, monsieur nagera beaucoup plus à son aise. » "




Cet épisode fut le plus intéressant depuis le début de l’histoire. En effet, il a provoqué une surprise immense car on croyait que le professeur Arronax allait mourir noyé.

" Seulement, j’ai bientôt compris pourquoi mon harpon n’avait pu l’entamer et s’était émoussé sur sa peau.
– Pourquoi, Ned, pourquoi ?
– C’est que cette bête-là, monsieur le professeur, est faite en tôle d’acier ! »

« Mais ce corps dur pouvait être une carapace osseuse, semblable à celle des animaux antédiluviens, et j’en serais quitte pour classer le monstre parmi les reptiles amphibies, tels que les tortues ou les alligators.

Eh bien ! non ! Le dos noirâtre qui me supportait était lisse, poli, non imbriqué. Il rendait au choc une sonorité métallique, et, si incroyable que cela fût, il semblait que, dis-je, il était fait de plaques boulonnées.

Le doute n’était pas possible ! L’animal, le monstre, le phénomène naturel qui avait intrigué le monde savant tout entier, bouleversé et fourvoyé l’imagination des marins des deux hémisphères, il fallait bien le reconnaître, c’était un phénomène plus étonnant encore, un phénomène de main d’homme.

La découverte de l’existence de l’être le plus fabuleux, le plus mythologique, n’eût pas, au même degré, surpris ma raison. Que ce qui est prodigieux vienne du Créateur, c’est tout simple. Mais trouver tout à coup, sous ses yeux, l’impossible mystérieusement et humainement réalisé, c’était à confondre l’esprit  ! "

La découverte de la nature du « narwal » fait aussi partie des moments intéressants de ce livre. Les personnages se rendent compte que la bête qu’ils chassaient depuis des mois était faite d’acier et de boulons et non de chair et d’os. Cela provoque une surprise même si le titre du livre un peu ce retournement de situation. « 20 milles lieues sous les mers »


17 novembre 1867

Chasse dans les forêts de l’île Crespo

« Eh bien, capitaine, comment se fait-il que vous, qui avez rompu toute relation avec la terre, vous possédiez des forêts dans l’île Crespo ?

– Monsieur le professeur, me répondit le capitaine, les forêts que je possède ne demandent au soleil ni sa lumière ni sa chaleur. Ni les lions, ni les tigres, ni les panthères, ni aucun quadrupède ne les fréquentent. Elles ne sont connues que de moi seul. Elles ne poussent que pour moi seul. Ce ne sont point des forêts terrestres, mais bien des forêts sous-marines.

– Des forêts sous-marines ! m’écriai-je.
– Oui, monsieur le professeur.
– Et vous m’offrez de m’y conduire ?
– Précisément.
– À pied ?
– Et même à pied sec.
– En chassant ?
– En chassant.
– Le fusil à la main ?
– Le fusil à la main. »
Je regardai le commandant du Nautilus d’un air qui n’avait rien de flatteur pour sa personne. "




Cet épisode provoquait la curiosité du lecteur (comme pratiquement tous les autres d’ailleurs). On se demande alors si le capitaine Nemo est fou car on est alors incapable de concevoir l’existence de telles forêts sous-marines.

"Il était alors dix heures du matin. Les rayons du soleil frappaient la surface des flots sous un angle assez oblique, et au contact de leur lumière décomposée par la réfraction comme à travers un prisme, fleurs, rochers, plantules, coquillages, polypes, se nuançaient sur leurs bords des sept couleurs du spectre solaire. C’était une merveille, une fête des yeux, que cet enchevêtrement de tons colorés, une véritable
kaléidoscope de vert, de jaune, d’orange, de violet, d’indigo, de bleu, en un mot, toute la palette d’un coloriste enragé ! Que ne pouvais-je communiquer à Conseil les vives sensations qui me montaient au cerveau, et rivaliser avec lui d’interjections admiratives ! Que ne savais-je, comme le capitaine Nemo et son compagnon, échanger mes pensées au moyen de signes convenus ! Aussi, faute de mieux, je me
parlais à moi-même, je criais dans la boîte de cuivre qui coiffait ma tête, dépensant peut-être en vaines paroles plus d’air qu’il ne convenait.

Devant ce splendide spectacle, Conseil s’était arrêté comme moi. Évidemment, le digne garçon, en présence de ces échantillons de zoophytes et de mollusques, classait, classait toujours. Polypes et échinodermes abondaient sur le sol. Les Isis variées, les cornulaires qui vivent isolément, des touffes d’oculines vierges, désignées autrefois sous le nom de « corail blanc », les fongies hérissées en forme de champignons, les anémones adhérant par leur disque musculaire, figuraient un parterre de fleurs, émaillé de porpites parées de leur collerette de tentacules azurés, d’étoiles de mer qui constellaient le sable, et d’astérophytons verruqueux, fines dentelles brodées par la main des naïades, dont les festons se balançaient aux faibles ondulations provoquées par notre marche. C’était un véritable chagrin pour
moi d’écraser sous mes pas les brillants spécimens de mollusques qui jonchaient le sol par milliers, les peignes concentriques, les marteaux, les donaces, véritables coquilles bondissantes, les troques, les casques rouges, les strombes aile-d ’ange, les aphysies, et tant d’autres produits de cet inépuisable Océan. Mais il fallait marcher, et nous allions en avant, pendant que voguaient au-dessus de nos têtes
des troupes de physalies, laissant leurs tentacules d’outre-mer flotter à la traîne, des méduses dont l’ombrelle opaline ou rose tendre, festonnée d’un liston d’azur, nous abritait des rayons solaires, et des pélagies panopyres, qui, dans l’obscurité, eussent semé notre chemin de lueurs phosphorescentes ! [...] Cette forêt se composait de grandes plantes arborescentes, et, dès que nous eûmes pénétré sous ses
vastes arceaux, mes regards furent tout d’abord frappés d’une singulière disposition de leurs ramures – disposition que je n’avais pas encore observée jusqu’alors.

Aucune des herbes qui tapissaient le sol, aucune des branches qui hérissaient les arbrisseaux, ne rampait, ni ne se courbait, ni ne s’étendait dans un plan horizontal. Toutes montaient vers la surface de l’Océan. Pas de filaments, pas de rubans, si minces qu’ils fussent, qui ne se tinssent droit comme des tiges de fer. Les fucus et les lianes se développaient suivant une ligne rigide et perpendiculaire,
commandée par la densité de l’élément qui les avait produits. Immobiles, d’ailleurs, lorsque je les écartais de la main, ces plantes reprenaient aussitôt leur position première. C’était ici le règne de la verticalité.

Bientôt, je m’habituai à cette disposition bizarre, ainsi qu’à l’obscurité relative qui nous enveloppait. Le sol de la forêt était semé de blocs aigus, difficiles à éviter. La flore sous-marine m’y parut être assez complète, plus riche même qu’elle ne l’eût été sous les zones arctiques ou tropicales, où ses produits sont moins nombreux. Mais, pendant quelques minutes, je confondis involontairement les règnes entre eux, prenant des zoophytes pour des hydrophytes, des animaux pour des plantes. Et qui ne s’y fût pas trompé ? La faune et la flore se touchent de si près dans ce monde sous-marin ! [...] À quelques pas, une monstrueuse araignée de mer, haute d’un mètre, me regardait de ses yeux louches, prête à s’élancer sur moi. Quoique mon habit de scaphandre fût assez épais pour me défendre contre les morsures de cet animal, je ne pus retenir un mouvement d’horreur. Conseil et le matelot du Nautilus s’éveillèrent en ce moment. Le capitaine Nemo montra à son compagnon le hideux crustacé, qu’un coup de crosse abattit aussitôt, et je vis les horribles pattes du monstre se tordre dans des
convulsions terribles. "

Les chapitres concernant l’île de Crespo sont plus descriptifs : on découvre un paysage sous-marin magnifique et ayant une diversité par rapport aux couleurs . Pour donner la couleur de quelque chose, Jules Verne les compare à des pierres précieuses comme le prisme etc... La découverte de nouvelles espèces marines comme les poissons-mouches ou encore une araignée des mers provoquent la stupeur tout comme chez le lecteur que chez le héros du récit.




18 janvier 1868 

Le royaume de corail

"Une légère pente aboutissait à un fond accidenté, par quinze brasses de profondeur environ. Ce fond différait complètement de celui que j’avais visité pendant ma première excursion sous les eaux de l’Océan Pacifique. Ici, point de sable fin, point de prairies sous-marines, nulle forêt pélagienne. Je reconnus immédiatement cette région merveilleuse dont, ce jour-là, le capitaine Nemo nous faisait les honneurs. C’était le royaume du corail.

Dans l’embranchement des zoophytes et dans la classe des alcyonnaires, on remarque l’ordre des gorgonaires qui renferme les trois groupes des gorgoniens, des iridiens et des coralliens. C’est à ce dernier qu’appartient le corail, curieuse substance qui fut tour à tour classée dans les règnes minéral, végétal et animal. Remède chez les anciens, bijou chez les modernes, ce fut seulement en 1694 que le
Marseillais Personnel le rangea définitivement dans le règne animal.

Le corail est un ensemble d’animalcules, réunis sur un polypier de nature cassante et pierreuse. Ces polypes ont un générateur unique qui les a produits par bourgeonnement, et ils possèdent une existence propre, tout en participant à la vie commune. C’est donc une sorte de socialisme naturel. Je connaissais les derniers travaux faits sur ce bizarre zoophyte, qui se minéralise tout en s’arborisant, suivant la très-
juste observation des naturalistes, et rien ne pouvait être plus intéressant pour moi que de visiter l’une de ces forêts pétrifiées que la nature a plantées au fond des mers.

Les appareils Ruhmkorff furent mis en activité, et nous suivîmes un banc de corail en voie de formation, qui, le temps aidant, fermera un jour cette portion de l’océan indien. La route était bordée d’inextricables buissons formés par l’enchevêtrement d’arbrisseaux que couvraient de petites fleurs étoilées à rayons blancs. Seulement, à l’inverse des plantes de la terre, ces arborisations, fixées aux rochers du sol, se dirigeaient toutes de haut en bas.

La lumière produisait mille effets charmants en se jouant au milieu de ces ramures si vivement colorées. Il me semblait voir ces tubes membraneux et cylindriques trembler sous l’ondulation des eaux. J’étais tenté de cueillir leurs fraîches corolles ornées de délicats tentacules, les unes nouvellement épanouies, les autres naissant à peine, pendant que de légers poissons, aux rapides nageoires, les
effleuraient en passant comme des volées d’oiseaux. Mais, si ma main s’approchait de ces fleurs vivantes, de ces sensitives animées, aussitôt l’alerte se mettait dans la colonie. Les corolles blanches rentraient dans leurs étuis rouges, les fleurs s’évanouissaient sous mes regards, et le buisson se changeait en un bloc de mamelons pierreux.

Le hasard m’avait mis là en présence des plus précieux échantillons de ce zoophyte. Ce corail valait celui qui se pêche dans la Méditerranée, sur les côtes de France, d’Italie et de Barbarie. Il justifiait par ses tons vifs ces noms poétiques de fleur de sang et d’écume de sang que le commerce donne à ses plus beaux produits. Le corail se vend jusqu’à cinq cents francs le kilogramme, et en cet endroit, les
couches liquides recouvraient la fortune de tout un monde de corailleurs. Cette précieuse matière, souvent mélangée avec d’autres polypiers, formait alors des ensembles compacts et inextricables appelés « macciota », et sur lesquels je remarquai d’admirables spécimens de corail rose.

Enfin, après deux heures de marche, nous avions atteint une profondeur de trois cents mètres environ, c’est-à-dire la limite extrême sur laquelle le corail commence à se former. Mais là, ce n’était plus le buisson isolé, ni le modeste taillis de basse futaie. C’était la forêt immense, les grandes végétations minérales, les énormes arbres pétrifiés, réunis par des guirlandes d’élégantes plumarias, ces lianes de la
mer, toutes parées de nuances et de reflets. Nous passions librement sous leur haute ramure perdue dans l’ombre des flots, tandis qu’à nos pieds, les tubipores, les méandrines, les astrées, les fongies, les cariophylles, formaient un tapis de fleurs, semé de gemmes éblouissantes. Alors, les porteurs s’approchèrent. Le corps, enveloppé dans un tissu de byssus blanc, descendit dans son humide tombe. Le capitaine Nemo, les bras croisés sur la poitrine, et tous les amis de celui qui les avait aimés s’agenouillèrent dans l’attitude de la prière... Mes deux compagnons et moi, nous nous étions religieusement inclinés.




29 janvier 1868 

Une perle de 10 millions

"Le canot s’avança vers l’île de Manar, qui s’arrondissait dans le sud. Le capitaine Nemo s’était levé de son banc et observait la mer.[…] Sur nos pas, comme des compagnies de bécassines dans un marais, se levaient des volées de poissons curieux du genre des monoptères, dont les sujets n’ont d’autre nageoire que celle de la queue. Je reconnus le javanais, véritable serpent long de huit décimètres, au ventre livide, que l’on confondrait facilement avec le congre sans les lignes d’or de ses flancs. Dans le genre des stromatées, dont le corps est très comprimé et ovale, j’observai des parus aux couleurs éclatantes portant comme une faux leur nageoire dorsale, poissons comestibles qui, séchés et marinés, forment un mets excellent connu sous le nom de karawade ; puis des tranquebars, appartenant au genre des apsiphoroïdes, dont le corps est recouvert d’une cuirasse écailleuse à huit pans longitudinaux.

Cependant l’élévation progressive du soleil éclairait de plus en plus la masse des eaux. Le sol changeait peu à peu. Au sable fin succédait une véritable chaussée de rochers arrondis, revêtus d’un tapis de mollusques et de zoophytes. Parmi les échantillons de ces deux embranchements, je remarquai des placènes à valves minces et inégales, sortes d’ostracées particulières à la mer Rouge et à l’océan Indien, des lucines orangées à coquille orbiculaire, des tarières subulées, quelques-unes de ces pourpres persiques qui fournissaient au Nautilus une teinture admirable, des rochers cornus, longs de quinze centimètres, qui se dressaient sous les flots comme des mains prêtes à vous saisir, des turbinelles cornigères, toutes hérissées d’épines, des lingules hyantes, des anatines, coquillages comestibles qui alimentent les marchés de l’Hindoustan, des pélagies panopyres, légèrement lumineuses, et enfin d’admirables oculines flabelliformes, magnifiques éventails qui forment l’une des plus riches arborisations de ces mers.

Au milieu de ces plantes vivantes et sous les berceaux d’hydrophytes couraient de gauches légions d’articulés, particulièrement des ranines dentées, dont la carapace représente un triangle un peu arrondi, des birgues spéciales à ces parages, des parthenopes horribles, dont l’aspect répugnait aux regards. Un animal non moins hideux que je rencontrai plusieurs fois, ce fut ce crabe énorme observé par M. Darwin, auquel la nature a donné l’instinct et la force nécessaires pour se nourrir de noix de coco ; il grimpe aux arbres du rivage, il fait tomber la noix qui se fend dans sa chute, et il l’ouvre avec ses puissantes pinces. Ici, sous ces flots clairs, ce crabe courait avec une agilité sans pareille, tandis que des chélonées franches, de cette espèce qui fréquente les côtes du Malabar, se déplaçaient lentement entre les roches ébranlées."




9 février 1868 

 Arabian tunnel

"Ce jour même, je rapportai à Conseil et à Ned Land la partie de cette conversation qui les intéressait directement. Lorsque je leur appris que, dans deux jours, nous serions au milieu des eaux de la Méditerranée, Conseil battit des mains, mais le Canadien haussa les épaules.

« Un tunnel sous-marin ! s’écria-t-il, une communication entre les deux mers ! Qui a jamais entendu parler de cela ?

– Ami Ned, répondit Conseil, aviez-vous jamais entendu parler du Nautilus ? Non ! il existe cependant. Donc, ne haussez pas les épaules si légèrement, et ne repoussez pas les choses sous prétexte que vous n’en avez jamais entendu parler. »

« Le soir même, par 21°30’ de latitude nord, le Nautilus, flottant à la surface de la mer, se rapprocha de la côte arabe. J’aperçus Djeddah, important comptoir de l’Égypte, de la Syrie, de la Turquie et des Indes. Je distinguai assez nettement l’ensemble de ses constructions, les navires amarrés le long des quais, et ceux que leur tirant d’eau obligeait à mouiller en rade. Le soleil, assez bas sur l’horizon, frappait en plein les maisons de la ville et faisait ressortir leur blancheur. En dehors, quelques cabanes de bois ou de roseaux indiquaient le quartier habité par les Bédouins.

Bientôt Djeddah s’effaça dans les ombres du soir, et le Nautilus rentra sous les eaux légèrement phosphorescentes.
Le lendemain, 10 février, plusieurs navires apparurent qui couraient à contre-bord de nous. Le Nautilus reprit sa navigation sous-marine ; mais à midi, au moment du point, la mer étant déserte, il remonta jusqu’à sa ligne de flottaison. »"

Ce chapitre est intéressant car on découvre un passage entre la mer Rouge et la mer Méditerranée . Ce roman ne manque pas de surprises et chaque jour le professeur Aronnax découvre de nouvelles choses grâce au capitaine Nemo et son sous marin.
 


14 février 1868 

Éruption sous marine

"Près de l’île Santorin, monsieur le professeur, me répondit le capitaine, et précisément dans ce canal qui sépare Néa-Kamenni de Paléa-Kamenni. J’ai voulu vous donner le curieux spectacle d’une éruption sous-marine.

Je croyais, dis-je, que la formation de ces îles nouvelles était terminée.

– Rien n’est jamais terminé dans les parages volcaniques, répondit le capitaine Nemo, et le globe y est toujours travaillé par les feux souterrains.

Je revins vers la vitre. Le Nautilus ne marchait plus. La chaleur devenait intolérable. De blanche qu’elle était, la mer se faisait rouge, coloration due à la présence d’un sel de fer. Malgré l’hermétique fermeture du salon, une odeur sulfureuse insupportable se dégageait, et j’apercevais des flammes écarlates dont la vivacité tuait l’éclat de l’électricité.

J’étais en nage, j’étouffais, j’allais cuire. Oui, en vérité, je me sentais cuire !"



16 février 1868

La Méditerranée en 48h

"La Méditerranée, la mer bleue par excellence, « la grande mer » des Hébreux, la « mer » des Grecs, le « mare nostrum » des Romains, bordée d’orangers, d’aloès, de cactus, de pins maritimes, embaumée du parfum des myrtes, encadrée de rudes montagnes, saturée d’un air pur et transparent, mais incessamment travaillée par les feux de la terre, est un véritable champ de bataille où Neptune et Pluton se disputent encore l'empire du monde. C’est là, sur ses rivages et sur ses eaux, dit Michelet, que l’homme se retrempe dans l’un des plus puissants climats du globe.

Mais si beau qu’il soit, je n’ai pu prendre qu’un aperçu rapide de ce bassin, dont la superficie couvre deux millions de kilomètres carrés. Les connaissances personnelles du capitaine Nemo me firent même défaut, car l’énigmatique personnage ne parut pas une seule fois pendant cette traversée à grande vitesse. J’estime à six cents lieues environ le chemin que le Nautilus parcourut sous les flots de cette
mer, et ce voyage, il l’accomplit en deux fois vingt-quatre heures. Partis le matin du 16 février des parages de la Grèce, le 18, au soleil levant, nous avions franchi le détroit de Gibraltar.

– Il fut évident pour moi que cette Méditerranée, resserrée au milieu de ces terres qu’il voulait fuir, déplaisait au capitaine Nemo. Ses flots et ses brises lui rapportaient trop de souvenirs, sinon trop de regrets. Il n’avait plus ici cette liberté d’allures, cette indépendance de manœuvres que lui laissaient les océans, et son Nautilus se sentait à l’étroit entre ces rivages rapprochés de l’Afrique et de l’Europe.

Aussi, notre vitesse fit-elle de vingt-cinq milles à l’heure, soit douze lieues de quatre kilomètres. Il va sans dire que Ned Land, à son grand ennui, dut renoncer à ses projets de fuite. Il ne pouvait se servir du canot entraîné à raison de douze à treize mètres par seconde. Quitter le Nautilus dans ces conditions, c’eût été sauter d’un train marchant avec cette rapidité, manœuvre imprudente s’il en fut. D’ailleurs, notre appareil ne remontait que la nuit à la surface des flots, afin de renouveler sa provision d’air, et il se dirigeait seulement suivant les indications de la boussole et les relèvements du loch."

Cet épisode est surprenant car on ne savait pas que c’était possible de parcourir la Méditerranée en 48h.




18 février 1868 

La baie de Vigo

"Monsieur le professeur, reprit le capitaine Nemo, si vous le voulez bien, nous remonterons à 1702. Vous n'ignorez pas qu'à cette époque, votre roi Louis XIV, croyant qu'il suffisait d'un geste de potentat pour faire rentrer les Pyrénées sous terre, avait imposé le duc d'Anjou, son petit-fils, aux Espagnols. Ce prince, qui régna plus ou moins mal sous le nom de Philippe V, coupe affaire, au-dehors, à forte partie.

« En effet, l’année précédente, les maisons royales de Hollande, d’Autriche et d’Angleterre, avaient conclu à la Haye un traité d’alliance, dans le but d’arracher la couronne d’Espagne à Philippe V, pour la placer sur la tête d’un archiduc, auquel elles donnèrent prématurément le nom de Charles III.

« L’Espagne dut résister à cette coalition. Mais elle était à peu près dépourvue de soldats et de marins. Cependant, l’argent ne lui manquait pas, à la condition toutefois que ses galions, chargés de l’or et de l’argent de l’Amérique, entrassent dans ses ports. Or, vers la fin de 1702, elle attendait un riche convoi que la France faisait escorter par une flotte de vingt-trois vaisseaux commandés par l’amiral de
Château-Renaud, car les marines coalisées couraient alors l’Atlantique.

« Ce convoi devait se rendre à Cadix, mais l’amiral, ayant appris que la flotte anglaise croisait dans ces parages, résolut de rallier un port de France.

« Les commandants espagnols du convoi protestèrent contre cette décision. Ils voulurent être conduits dans un port espagnol, et, à défaut de Cadix, dans la baie de Vigo, située sur la côte nord-ouest de l’Espagne, et qui n’était pas bloquée.

« L’amiral de Château-Renaud eut la faiblesse d’obéir à cette injonction, et les galions entrèrent dans la baie de Vigo. 

« Malheureusement cette baie forme une rade ouverte qui ne peut être aucunement défendue. Il fallait donc se hâter de décharger les galions avant l’arrivée des flottes coalisées, et le temps n’eût pas manqué à ce débarquement, si une misérable question de rivalité n’eût surgi tout à coup.

« Vous suivez bien l’enchaînement des faits ? me demanda le capitaine Nemo.

– Parfaitement, dis-je, ne sachant encore à quel propos m’était faite cette leçon d’histoire.

– Je continue. Voici ce qui se passa. Les commerçants de Cadix avaient un privilège d’après lequel ils devaient recevoir toutes les marchandises qui venaient des Indes occidentales. Or, débarquer les lingots des galions au port de Vigo, c’était aller contre leur droit. Ils se plaignirent donc à Madrid, et ils obtinrent du faible Philippe V que le convoi, sans procéder à son déchargement, resterait en séquestre
dans la rade de Vigo jusqu’au moment où les flottes ennemies se seraient éloignées.

« Or, pendant que l’on prenait cette décision, le 22 octobre 1702, les vaisseaux anglais arrivèrent dans la baie de Vigo. L’amiral de Château-Renaud, malgré ses forces inférieures, se battit courageusement. Mais quand il vit que les richesses du convoi allaient tomber entre les mains des ennemis, il incendia et saborda les galions qui s’engloutirent avec leurs immenses trésors. »

Le capitaine Nemo s’était arrêté. Je l’avoue, je ne voyais pas encore en quoi cette histoire pouvait m’intéresser. »"




Encore une fois, cette partie de l’histoire est inintéressante de notre point de vue car il s’agit d’un long discours par rapport à l’histoire. Le fait que le récit du capitaine Nemo soit très long peut faire décrocher le lecteur.

"« Eh bien ? Lui demandai-je.
– Eh bien, monsieur Aronnax, me répondit le capitaine Nemo, nous sommes dans cette baie de Vigo, et il ne tient qu’à vous d’en pénétrer
les mystères. »

Le capitaine se leva et me pria de le suivre. J’avais eu le temps de me remettre. J’obéis. Le salon était obscur, mais à travers les vitres transparentes étincelaient les flots de la mer. Je regardai.
Autour du Nautilus, dans un rayon d’une demi-mille, les eaux apparaissaient imprégnées de lumière électrique. Le fond sableux était net et clair. Des hommes de l’équipage, revêtus de scaphandres, s’occupaient à déblayer des tonneaux à demi pourris, des caisses éventrées, au milieu d’épaves encore noircies. De ces caisses, de ces barils, s’échappaient des lingots d’or et d’argent, des cascades de piastres et de bijoux. Le sable en était jonché. Puis, chargés de ce précieux butin, ces hommes revenaient au Nautilus, y déposaient leur fardeau et allaient reprendre cette inépuisable pêche d’argent et d’or.

Je comprenais. C’était ici le théâtre de la bataille du 22 octobre 1702. Ici même avaient coulé les galions chargés pour le compte du gouvernement espagnol. Ici le capitaine Nemo venait encaisser, suivant ses besoins, les millions dont il lestait son Nautilus. C’était pour lui, pour lui seul que l’Amérique avait livré ses précieux métaux. Il était l’héritier direct et sans partage de ces trésors arrachés aux Incas et aux vaincus de Fernand Cortez."

19 février 1868 

Le continent disparu

"J’ai dit que le cratère sous-marin rejetait des laves, mais non des flammes. Il faut aux flammes l’oxygène de l’air, et elles ne sauraient se développer sous les eaux ; mais des coulées de lave, qui ont en elles le principe de leur incandescence, peuvent se porter au rouge blanc, lutter victorieusement contre l’élément liquide et se vaporiser à son contact. De rapides courants entraînaient tous ces gaz en diffusion, et les torrents laviques glissaient jusqu’au bas de la montagne, comme les déjections du Vésuve sur un autre Torre Del Greco.

En effet, là, sous mes yeux, ruinée, abîmée, jetée bas, apparaissait une ville détruite, ses toits effondrés, ses temples abattus, ses arcs disloqués, ses colonnes gisant à terre, où l’on sentait encore les solides proportions d’une sorte d’architecture toscane ; plus loin, quelques restes d’un gigantesque aqueduc ; ici l’exhaussement empâté d’une acropole, avec les formes flottantes d’un Parthénon ; là, des vestiges
de quai, comme si quelque antique port eût abrité jadis sur les bords d’un océan disparu les vaisseaux marchands et les trirèmes de guerre ; plus loin encore, de longues lignes de murailles écroulées, de larges rues désertes, toute une Pompéi enfouie sous les eaux, que le capitaine Nemo ressuscitait à mes regards !

Où étais-je ? Où étais-je ? Je voulais le savoir à tout prix, je voulais parler, je voulais arracher la sphère de cuivre qui emprisonnait ma tête.

Quel éclair traversa mon esprit ! L’Atlantide, l’ancienne Méropide de Théopompe, l’Atlantide de Platon, ce continent nié par Origène, Porphyre, Jamblique, D’Anville, Malte-Brun, Humboldt, qui mettaient sa disparition au compte des récits légendaires, admis par Possidonius, Pline, Ammien-Marcellin, Tertullien, Engel, Sherer, Tournefort, Buffon, d’Avezac, je l’avais là sous les yeux, portant encore les irrécusables témoignages de sa catastrophe ! C’était donc cette région engloutie qui existait en dehors de l’Europe, de l’Asie, de la Libye, au-delà des colonnes d’Hercule, où vivait ce peuple puissant des Atlantes, contre lequel se firent les premières guerres de l’ancienne Grèce."

Ce chapitre a beaucoup plu car c’est encore un chapitre d’exploration. Le professeur découvre alors l’Atlantid.



21 février 1868

Les houillères sous-marines

"Où sommes-nous ? dis-je.

– Au centre même d’un volcan éteint, me répondit le capitaine, un volcan dont la mer a envahi l’intérieur à la suite de quelque convulsion du sol. Pendant que vous dormiez, monsieur le professeur, le Nautilus a pénétré dans ce lagon par un canal naturel ouvert à dix mètres au-dessous de la surface de l’Océan. C’est ici son port d’attache, un port sûr, commode, mystérieux, abrité de tous les rhumbs du vent ! Trouvez-moi sur les côtes de vos continents ou de vos îles une rade qui vaille ce refuge assuré contre la fureur des ouragans."



18 mars 1868 

La banquise

"Enfin, le 18 mars, après vingt assauts inutiles, le Nautilus se vit définitivement enrayé. Ce n’étaient plus ni les streams, ni les palks, ni les ice-fields, mais une interminable et immobile barrière formée de montagnes soudées entre elles.

« La banquise ! » me dit le Canadien.

Je compris que pour Ned Land comme pour tous les navigateurs qui nous avaient précédé, c’était l’infranchissable obstacle. Le soleil ayant un instant paru vers midi, le capitaine Nemo obtint une observation assez exacte qui donnait notre situation par 51°30’ de longitude et
67°39’ de latitude méridionale. C’était déjà un point avancé des régions antarctiques.

De mer, de surface liquide, il n’y avait plus apparence devant nos yeux. Sous l’éperon du Nautilus s’étendait une vaste plaine tourmentée, enchevêtrée de blocs confus, avec tout ce pêle-mêle capricieux qui caractérise la surface d’un fleuve quelque temps avant la débâcle des
glaces, mais sur des proportions gigantesques. Çà et là, des pics aigus, des aiguilles déliées s’élevant à une hauteur de deux cents pieds ; plus loin, une suite de falaises taillées à pic et revêtues de teintes grisâtres, vastes miroirs qui reflétaient quelques rayons de soleil à demi
noyés dans les brumes. Puis, sur cette nature désolée, un silence farouche, à peine rompu par le battement d’ailes des pétrels ou des puffins. Tout était gelé alors, même le bruit.

Le Nautilus dut donc s’arrêter dans son aventureuse course au milieu des champs de glace."



21 février 1868 

Le pôle sud 

"À dix milles du Nautilus, vers le sud, un îlot solitaire s’élevait à une hauteur de deux cents mètres. Nous marchions vers lui, prudemment, car cette mer pouvait être semée d’écueils.

Une heure après, nous avions atteint l’îlot. Deux heures plus tard, nous achevions d’en faire le tour. Il mesurait quatre à cinq milles de circonférence. Un étroit canal le séparait d’une terre considérable, un continent peut-être, dont nous ne pouvions apercevoir les limites. L’existence de cette terre semblait donner raison aux hypothèses de Maury. L’ingénieur américain a remarqué, en effet, qu’entre le pôle
sud et le soixantième parallèle, la mer est couverte de glaces flottantes, de dimensions énormes, qui ne se rencontrent jamais dans l’Atlantique nord. De ce fait, il a tiré cette conclusion que le cercle antarctique renferme des terres considérables, puisque les icebergs ne peuvent se former en pleine mer, mais seulement sur des côtes. Suivant ses calculs, la masse des glaces qui enveloppent le pôle austral
forme une vaste calotte dont la largeur doit atteindre quatre mille kilomètres.

Cependant, le Nautilus, par crainte d’échouer, s’était arrêté à trois encablures d’une grève que dominait un superbe amoncellement de roches. Le canot fut lancé à la mer. Le capitaine, deux de ses hommes portant les instruments, Conseil et moi, nous nous y embarquâmes. Il était dix heures du matin. Je n’avais pas vu Ned Land. Le Canadien, sans doute, ne voulait pas se désavouer en présence du pôle sud.

Quelques coups d’aviron amenèrent le canot sur le sable, où il s’échoua."



1er avril 1868 

La Terre de Feu

"C’était la Terre du Feu, à laquelle les premiers navigateurs donnèrent ce nom en voyant les fumées nombreuses qui s’élevaient des huttes indigènes. Cette Terre du Feu forme une vaste agglomération d’îles qui s’étend sur trente lieues de long et quatre-vingts lieues de large,
entre 53° et 56° de latitude australe, et 67°50’ et 77°15’ de longitude ouest. La côte me parut basse, mais au loin se dressaient de hautes montagnes. Je crus même entrevoir le mont Sarmiento, élevé de deux mille soixante-dix mètres au-dessus du niveau de la mer, bloc pyramidal de schiste, à sommet très-aigu, qui, suivant qu’il est voilé ou dégagé de vapeurs, « annonce le beau ou le mauvais temps », me
dit Ned Land.

Par les vitres du salon, je vis de longues lianes, et des fucus gigantesques, ces varechs porte-poires, dont la mer libre du pôle renfermait quelques échantillons, avec leurs filaments visqueux et polis, ils mesuraient jusqu’à trois cents mètres de longueur ; véritables câbles, plus gros que le pouce, très-résistants, ils servent souvent d’amarres aux navires. Une autre herbe, connue sous le nom de velp, à feuilles longues de quatre pieds, empâtées dans les concrétions coralligènes, tapissait les fonds. Elle servait de nid et de nourriture à des myriades de crustacés et de mollusques, des crabes, des seiches. Là, les phoques et les loutres se livraient à de splendides repas, mélangeant la chair du poisson et les légumes de la mer, suivant la méthode anglaise."



20 avril 1868 

Les poulpes

"Le Nautilus était alors revenu à la surface des flots. Un des marins, placé sur les derniers échelons, dévissait les boulons du panneau. Mais les écrous étaient à peine dégagés, que le panneau se releva avec une violence extrême, évidemment tiré par la ventouse d’un bras de
poulpe.

Aussitôt un de ces longs bras se glissa comme un serpent par l’ouverture, et vingt autres s’agitèrent au-dessus. D’un coup de hache, le capitaine Nemo coupa ce formidable tentacule, qui glissa sur les échelons en se tordant.

Au moment où nous nous pressions les uns sur les autres pour atteindre la plate-forme, deux autres bras, cinglant l’air, s’abattirent sur le marin placé devant le capitaine Nemo et l’enlevèrent avec une violence irrésistible.

Le capitaine Nemo poussa un cri et s’élança au-dehors. Nous nous étions précipités à sa suite.

Quelle scène ! Le malheureux, saisi par le tentacule et collé à ses ventouses, était balancé dans l’air au caprice de cette énorme trompe. Il râlait, il étouffait, il criait : À moi ! à moi ! Ces mots, prononcés en français, me causèrent une profonde stupeur ! J’avais donc un compatriote à bord, plusieurs, peut-être ! Cet appel déchirant, je l’entendrai toute ma vie !

L’infortuné était perdu. Qui pouvait l’arracher à cette puissante étreinte ? Cependant le capitaine Nemo s’était précipité sur le poulpe, et, d’un coup de hache, il lui avait encore abattu un bras. Son second luttait avec rage contre d’autres monstres qui rampaient sur les flancs du Nautilus. L’équipage se battait à coups de hache. Le Canadien, Conseil et moi, nous enfoncions nos armes dans ces masses charnues.
Une violente odeur de musc pénétrait l’atmosphère. C’était horrible.

Un instant, je crus que le malheureux, enlacé par le poulpe, serait arraché à sa puissante succion. Sept bras sur huit avaient été coupés. Un seul, brandissant la victime comme une plume, se tordait dans l’air. Mais au moment où le capitaine Nemo et son second se précipitaient
sur lui, l’animal lança une colonne d’un liquide noirâtre, sécrété par une bourse située dans son abdomen. Nous en fûmes aveuglés. Quand ce nuage se fut dissipé, le calmar avait disparu, et avec lui mon infortuné compatriote !

Quelle rage nous poussa alors contre ces monstres ! On ne se possédait plus. Dix ou douze poulpes avaient envahi la plate-forme et les flancs du Nautilus. Nous roulions pêle-mêle au milieu de ces tronçons de serpents qui tressautaient sur la plate-forme dans des flots de sang et d’encre noire. Il semblait que ces visqueux tentacules renaissaient comme les têtes de l’hydre. Le harpon de Ned Land, à chaque coup, se plongeait dans les yeux glauques des calmars et les crevait. Mais mon audacieux compagnon fut soudain renversé par les tentacules d’un monstre qu’il n’avait pu éviter.

Ah ! comment mon cœur ne s’est-il pas brisé d’émotion et d’horreur ! Le formidable bec du calmar s’était ouvert sur Ned Land. Ce malheureux allait être coupé en deux. Je me précipitai à son secours. Mais le capitaine Nemo m’avait devancé. Sa hache disparut entre les
deux énormes mandibules, et miraculeusement sauvé, le Canadien, se relevant, plongea son harpon tout entier jusqu’au triple cœur du poulpe vaincus, mutilés, frappés à mort, nous laissèrent enfin la place et disparurent sous les flots.

Le capitaine Nemo, rouge de sang, immobile près du fanal, regardait la mer qui avait englouti l’un de ses compagnons, et de grosses larmes coulaient de ses yeux."



1 er mai 1868 

Le gulf stream

"C’est un fleuve salé, plus salé que la mer ambiante. Sa profondeur moyenne est de trois mille pieds, sa largeur moyenne de soixante milles. En de certains endroits, son courant marche avec une vitesse de quatre kilomètres à l’heure. L’invariable volume de ses eaux est plus considérable que celui de tous les fleuves du globe.

La véritable source du Gulf-Stream, reconnue par le commandant Maury, son point de départ, si l’on veut, est situé dans le golfe de Gascogne. Là, ses eaux, encore faibles de température et de couleur, commencent à se former. Il descend au sud, longe l’Afrique équatoriale, échauffe ses flots aux rayons de la zone torride, traverse l’Atlantique, atteint le cap San-Roque sur la côte brésilienne, et se bifurque en deux branches dont l’une va se saturer encore des chaudes molécules de la mer des Antilles.

Ce courant entraînait avec lui tout un monde d’êtres vivants. Les argonautes, si communs dans la Méditerranée, y voyageaient par troupes nombreuses. Parmi les cartilagineux, les plus remarquables étaient des raies dont la queue très-déliée formait à peu près le tiers du corps, et qui figuraient de vastes losanges longs de vingt-cinq pieds ; puis, de petits squales d’un mètre, à tête grande, à museau court et arrondi, à dents pointues disposées sur plusieurs rangs, et dont le corps paraissait couvert d’écailles.

Parmi les poissons osseux, je notai des labres-grisons particuliers à ces mers, des spares-synagres dont l’iris brillait comme un feu, des sciènes longues d’un mètre, à large gueule hérissée de petites dents, qui faisaient entendre un léger cri des centronotes-nègres dont j’ai déjà parlé, des coriphènes bleus, relevés d’or et d’argent, des perroquets, vrais arcs-en-ciel de l’Océan, qui peuvent rivaliser de couleur avec les plus beaux oiseaux des tropiques, des blémies-bosquiens à tête triangulaire, des rhombes bleuâtres dépourvus d’écailles, des batrachoïdes recouverts d’une bande jaune et transversale qui figure un t grec, des fourmillements de petits gobies-bos pointillés de taches brunes, des diptérodons à tête argentée et à queue jaune, divers échantillons de salmones, des mugilomores, sveltes de taille,
brillant d’un éclat doux, que Lacépède a consacrés à l’aimable compagne de sa vie, enfin un beau poisson, le chevalier-américain, qui, décoré de tous les ordres et chamarré de tous les rubans, fréquente les rivages de cette grande nation où les rubans et les ordres sont si médiocrement estimés."



17 mai 1868

Découverte du câble

"Le Nautilus, au lieu de continuer à marcher au nord prit direction vers l’est, comme s’il voulait suivre ce plateau télégraphique sur lequel repose le câble, et dont des sondages multipliés ont donné le relief avec une extrême exactitude.

Ce fut le 17 mai, à cinq cents milles environ de Heart’s Content, par deux mille huit cents mètres de profondeur, que j’aperçus le câble gisant sur le sol. Conseil, que je n’avais pas prévenu, le prit d’abord pour un gigantesque serpent de mer et s’apprêtait à le classer suivant sa méthode ordinaire. Mais je désabusai le digne garçon et pour le consoler de son déboire, je lui appris diverses particularités de la pose de ce câble.

Le premier câble fut établi pendant les années 1857 et 1858; mais, après avoir transmis quatre cents télégrammes environ, il cessa de fonctionner. En 1863, les ingénieurs construisirent un nouveau câble, mesurant trois mille quatre cents kilomètres et pesant quatre mille cinq cents tonnes, qui fut embarqué sur le Great-Eastern. Cette tentative échoua encore."

1er juin 1868 

Le vengeur

Quel était ce navire ? Pourquoi le Nautilus venait-il visiter sa tombe ? N’était-ce donc pas un naufrage qui avait entraîné ce bâtiment sous les eaux ?

Je ne savais que penser, quand, près de moi, j’entendis le capitaine Nemo dire d’une voix lente :

« Autrefois ce navire se nommait le Marseillais. Il portait soixante-quatorze canons et fut lancé en 1762. En 1778, le 13 août, commandé par La Poype-Vertrieux, il se battait audacieusement contre le Preston. En 1779, le 4 juillet, il assistait avec l’escadre de l’amiral d’Estaing à la prise de Grenade. En 1781, le 5 septembre, il prenait part au combat du comte de Grasse dans la baie de la Chesapeak. En 1794, la république française lui changeait son nom. Le 16 avril de la même année, il rejoignait à Brest l’escadre de Villaret-Joyeuse, chargé d’escorter un convoi de blé qui venait d’Amérique sous le commandement de l’amiral Van Stabel. Le 11 et le 12 prairial, an II, cette escadre se rencontrait avec les vaisseaux anglais. Monsieur, c’est aujourd’hui le 13 prairial, le 1er juin 1868. Il y a soixante-quatorze ans, jour pour jour, à cette place même, par 47°24’ de latitude et 17°28’ de longitude, ce navire, après un combat héroïque, démâté de ses trois mâts, l’eau dans ses soutes, le tiers de son équipage hors de combat, aima mieux s’engloutir avec ses trois cent cinquante-six marins que de se rendre, et clouant son pavillon à sa poupe, il disparut sous les flots au cri de : Vive la République !

– Le Vengeur ! m’écriai-je.

– Oui ! monsieur. Le Vengeur ! Un beau nom ! » murmura le capitaine Nemo en se croisant les bras.
XXI



Le 2 juin 1868

Une hécatombe

Pendant un quart d’heure, nous continuâmes d’observer le bâtiment qui se dirigeait vers nous. Je ne pouvais admettre, cependant, qu’il eût reconnu le Nautilus à cette distance, encore moins qu’il sût ce qu’était cet engin sous-marin.

Bientôt le Canadien m’annonça que ce bâtiment était un grand vaisseau de guerre, à éperon, un deux-ponts cuirassé. Une épaisse fumée noire s’échappait de ses deux cheminées. Ses voiles serrées se confondaient avec la ligne des vergues. Sa corne ne portait aucun pavillon. La distance empêchait encore de distinguer les couleurs de sa flamme, qui flottait comme un mince ruban.

Il s’avançait rapidement. Si le capitaine Nemo le laissait approcher, une chance de salut s’offrait à nous.

« Monsieur, me dit Ned Land, que ce bâtiment nous passe à un mille je me jette à la mer, et je vous engage faire comme moi. »

Je ne répondis pas à la proposition du Canadien, et je continuai de regarder le navire qui grandissait à vue d’œil. Qu’il fût anglais, français, américain ou russe, il était certain qu’il nous accueillerait, si nous pouvions gagner son bord.

L’énorme vaisseau s’enfonçait lentement. Le Nautilus le suivant, épiait tous ses mouvements. Tout à coup, une explosion se produisit. L’air comprimé fit voler les ponts du bâtiment comme si le feu eût pris aux soutes. La poussée des eaux fut telle que le Nautilus dévia.

Alors le malheureux navire s’enfonça plus rapidement. Ses hunes, chargées de victimes, apparurent, ensuite des barres, pliant sous des grappes d’hommes, enfin le sommet de son grand mât. Puis, la masse sombre disparut, et avec elle cet équipage de cadavres entraînés
par un formidable remous...

Je me retournai vers le capitaine Nemo. Ce terrible justicier, véritable archange de la haine, regardait toujours. Quand tout fut fini, le capitaine Nemo, se dirigeant vers la porte de sa chambre, l’ouvrit et entra. Je le suivis des yeux.

Sur le panneau du fond, au-dessous des portraits de ses héros, je vis le portrait d’une femme jeune encore et de deux petits enfants. Le capitaine Nemo les regarda pendant quelques instants, leur tendit les bras, et, s’agenouillant, il fondit en sanglots.



20 juin 1868 

Maelström

Le Canadien s’était arrêté dans son travail. Mais un mot, vingt fois répété, un mot terrible, me révéla la cause de cette agitation qui se propageait à bord du Nautilus. Ce n’était pas à nous que son équipage en voulait !

« Maelstrom ! Maelstrom ! » s’écriait-il.

Le Maelstrom ! Un nom plus effrayant dans une situation plus effrayante pouvait-il retentir à notre oreille ? Nous trouvions-nous donc sur ces dangereux parages de la côte norvégienne ? Le Nautilus était-il entraîné dans ce gouffre, au moment où notre canot allait se détacher
de ses flancs ?

Quelle situation ! Nous étions ballottés affreusement. Le Nautilus se défendait comme un être humain. Ses muscles d’acier craquaient. Parfois il se dressait, et nous avec lui !

« Il faut tenir bon, dit Ned, et revisser les écrous ! En restant attachés au Nautilus, nous pouvons nous sauver encore... ! »

Il n’avait pas achevé de parler, qu’un craquement se produisait. Les écrous manquaient, et le canot, arraché de son alvéole, était lancé comme la pierre d’une fronde au milieu du tourbillon.



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